dimanche 2 septembre 2012

La bougie

La bougie, à n’en pas douter, est un progrès sur la lampe à huile. Mais avant que la bougie n’existe était-on dans son besoin ? Non. On se contentait de la lampe à huile, docilement, sans se plaindre. Au crépuscule on remplissait les récipients puis on les allumait. Le plus tard possible pour faire des économies. Sauf chez ceux qui avaient les moyens. L’ « économie » n’existait pas encore. Lorsque la bougie arriva, le glas de la lampe à huile était sonné. On n’a plus eu besoin de la lampe à huile. On a changé de besoin.
Mais y avait-il un désir de changement là derrière ? En tous cas quelques individus s’étaient penchés sur la question : comment améliorer l’éclairage des maisons ? Et on s’est rué sur la bougie dont rapidement on n’a plus pu se passer. On pouvait très bien se passer de bougie tant qu’elle n’existait pas. De là est né le désir de posséder des bougies. Plein de bougies ! Des grandes, des petites, des grosses, des fines, utilisées à divers usages. La ruée sur les bougies était née.
Les fabricants de bougies, les marchands de bougies, les intermédiaires, les transporteurs, l’Etat qui taxa la cire après avoir taxé l’huile, cela arrangeait beaucoup de monde. Jusqu’au jour où un illuminé, Edison en personne, invente après qu’on l’eut découverte, le transport de l’électricité. C’en est fini des bougies. Ou presque. On n’en a plus eu besoin. Ou presque. On a besoin d’ampoules électriques !
Alors, comme on avait fabriqué des milliers et des milliers de bougies, on commence à fabriquer des milliers et des milliers d’ampoules. Les besoins varient, les désirs demeurent. Les fabricants de bougies font faillite. C’est la crise. Certains, qui avaient vu le vent tourner dès l’apparition des premières ampoules, se sont reconvertis dans la fabrication de quoi ? D’ampoules. Pour les intermédiaires ça ne change rien. Pour les transporteurs non plus. Les commerçants changent leurs panneaux publicitaires : « Ici on vend des bougies ampoules pas chères ! » « Utiliser 1 ampoule c’est bien, 2 c’est mieux ! » « Achetez deux ampoules, on vous en offre une troisième ! » Dans une autre vie je me souviens avoir lu ceci : « Quiconque tient à l’illumination tient à ses ampoules ». Ou encore : « Pour être Eclairé rien ne vaut les lampes X ». Ou encore ceci : « Pour éclairer votre lanterne faites confiance aux lampes Y ».
L’Etat continue à se régaler. Sur la même ampoule il taxe celui qui la fabrique, celui qui la distribue, celui qui la transporte, celui qui la vend, celui qui l’achète.
Le désir de « posséder plus » (donc de « travailler plus », ce qui me rappelle une certaine formule) est en train de se réveiller. On sort du besoin pour aller vers le désir et en fin de compte le désir créé le besoin. On n’a jamais eu besoin de ce qui n’existait pas ! Du temps de la lampe à huile je ne me souviens pas avoir entendu une seule personne se plaindre du manque de bougies. Avant que le téléphone portable n’existe personne ne se plaignait de ne pas en avoir.
Face au progrès, quelle est la position du Zen en dehors de celle d’être assise les jambes croisées ? On utilise ce qui existe sans être utilisé par ce qui existe. Le téléphone portable existe, j’utilise le téléphone portable. S’il tombe en panne, qu’à cela ne tienne, j’utilise le deuxième. (En l’occurrence, le deuxième téléphone c’est celui du Centre de la Falaise Verte.) Et si, faits rarissimes, à cause des batteries par exemple, ils devaient tomber en panne en même temps, je me suis déjà largement préparé à cette idée, je m’en « foutrais » complètement. Etes-vous sûr que vous vous en foutriez tout autant ?
A Shofuku-ji lorsque j’y étais, un Gentil Bienfaiteur, appelons-le un GB, fit cadeau d’une machine à laver au Maître. Lui ne l’a jamais faite fonctionner. Ce n’est pas à son âge qu’il allait apprendre comment on fait. C’est son serviteur qui lavait les affaires du maître. Il profitait en même temps de laver les siennes… Tous les autres bonzes lavaient leur linge à la main, à l’huile de coude, au savon de Kobé et à l’eau glacée en hiver, tiède en été. Plusieurs années plus tard lorsqu’en 85 je fis une nouvelle retraite de près d’un an je constate qu’une machine à laver est au service des bonzes de la partie administrative du monastère. Aujourd’hui une machine à laver est installée aux quartiers des bonzes directement affectés au hall de méditation. Plus besoin d’huile de coude, on en fait l’économie. Les GB ont pitié de ces pauvres bonzes et se débarrassent utilement pour nous embarrasser inutilement de ce qu’ils pensent être des cadeaux, ça donne bonne conscience, alors qu’ils ont juste envie de se procurer une nouvelle machine qui coûte plus cher mais qui étend le linge, le plie et le range automatiquement dans les placards.

Cela m’amène à la création d’un nouveau proverbe :
« On peut se passer de ce qui existe seulement si cette chose n’existe pas »
© Taïkan Jyoji 2011